Tokyo. « The Body Art Exhibition. » Flashes. Foules. Bruits. Couloirs d’hôtel. Décalage horaire. Somnolences. Flashes. Foule. Bruits. Je prends les pilules de Zeus. Nu dans une salle pendant des heures. Envie de dormir. Ne savais pas qu’il y avait autant de Japonais au Japon. Toujours plus en dessous de moi. Ils se pressent. Ils se poussent. Ils parlent comme des jouets mécaniques. Les femmes ont des voix de souris. Dessin animé. Je vis dans un dessin animé. Des conférenciers montent sur mon estrade et m’expliquent dans toutes les langues. Ne comprends rien. Même assurance péremptoire dans toutes les langues. Sommeil. Bois du thé vert pour tenir éveillé. Mais quand bois, pisse. Comment faire ? Zeus-Peter Lama exige des heures de fermeture. Une pause de vingt minutes toutes les deux heures pendant laquelle on condamne l’accès à ma salle. Émeutes. Foule. Flashes. Ma salle la plus fréquentée. Grand succès. M’effondre toutes les nuits dans la limousine qui me ramène à l’hôtel. Pense à la plage. À Fiona. Dors mal. Et pourtant veux tout le temps dormir. Voudrais ne pas être là.

M’habitue. Commence avoir fierté d’être le clou de l’exposition. Mes photos dans les journaux japonais me donnent un petit air asiatique. À quoi cela tient-il ? On veut faire des interviews de moi. Zeus refuse. On veut m’inviter sur un plateau télévisé. Zeus hésite.

Un nouvel arrivage de touristes français. Je crains les touristes français. Ils veulent toucher. Les gosses surtout. Sales gosses. Les premiers caressent. Les autres me pincent. Je crie. Panique. Fuite. La salle vomit son public. Les gardiens arrivent. Le commissaire de l’exposition veut m’endormir. Je hurle que je ne veux pas qu’on me touche, qu’on doit interdire la salle aux Français. Aux sales gosses français. On ne comprend rien à ce que je dis. Je m’énerve. Je deviens cramoisi. Je m’agite. Un vétérinaire accourt avec un fusil qui lance des seringues pour endormir les éléphants. Je veux le lui arracher. Il tire. La seringue touche un gardien qui tombe comme une masse. Zeus-Peter Lama arrive et engueule tout le monde sauf moi. Nous quittons le musée. Dans la limousine – est-ce par reconnaissance ? est-ce par fatigue ? – je me mets à pleurer contre son épaule.

– C’est ça, la vie de star, mon jeune ami ! dit-il en me tapotant l’épaule.

Le lendemain, il menace le musée de notre départ. Affolement. Ce serait une catastrophe. Artistique et financière. Il accorde une heure aux organisateurs pour renégocier notre contrat. Pendant ce temps, il m’emmène, emmitouflé dans une doudoune, visiter les étages. Nous commençons par « Tattoos on My Skin », la salle des Tatoués.

– Quelle horreur, s’exclame Zeus, on se croirait dans le bistrot d’un port.

Hommes et femmes exhibaient des dessins naïfs et prétentieux. Plus ils avançaient en âge et en laideur, plus nombreux étaient leurs tatouages. Les motifs, tous plus banals les uns que les autres, n’inventaient rien, ils visaient simplement à couvrir le maximum de peau. Un seul modèle attirait l’attention : un grand homme maigre peint comme un écorché, sa peau donnant l’illusion d’avoir été arrachée des pieds au crâne pour laisser apparaître les muscles, les nerfs, les tendons, les orbites, les articulations, les os. C’était très laid, très repoussant et cependant assez original. Non ?

– J’ai déjà vu cela cent fois, fit Zeus en haussant les épaules.

Dans la deuxième salle « My Body is a Brush », des artistes nus, couverts de peinture, se jetaient ou se roulaient sur des surfaces vierges. Dès qu’ils avaient fini de se frotter aux toiles, le public pouvait poser une option pour en acheter une. Les plus prisées par les collectionneurs étaient celles de Jay K. O., le peintre par K. O., un homme tout en muscles qui prenait son élan du fond de la salle pour s’écraser à toute vitesse sur un panneau accroché au mur – les brancardiers le ramassaient, les infirmiers le réanimaient et il réalisait une œuvre toutes les trois heures -, ainsi que le couple Sarah et Belzébuth Kamasutra qui copulait, enduit d’acrylique, devant tout le monde déposant sur de grandes feuilles les empreintes de ses positions érotiques.

La troisième salle, « My Body, between God and Shit », attirait moins de monde, à cause des odeurs. Un artiste vidait les entrailles de porcs fraîchement tués sur le corps blanc de jeunes beautés prépubères. Un autre avait planté des crochets sur toute sa peau et s’était fait soulever ainsi au plafond de la salle. Un autre encore se brûlait l’épiderme devant le public avec des cigarettes allumées, exhalant un plaisant fumet de cochon croustillant à la broche. Et ceux qui amusaient le plus étaient les frères Paillasson, huit frères qui, en pagne, s’étaient allongés sur le sol et obligeaient les visiteurs à leur marcher dessus pour quitter la salle.

« Art and Philosophy », annonçait la quatrième salle qui était réservée aux penseurs. Diogène XBZ23, un Allemand, vivait à quatre pattes dans sa niche, avec un collier et une chaîne, sous une pancarte annonçant : « J’étais libre. Je suis prisonnier de votre curiosité ! », insultant ceux qui s’approchaient trop près de lui. Plus loin, une femme enceinte montrait son ventre en criant toutes les trente-sept secondes : « Dans quel monde vivra-t-il ? » Un groupe monumental retenait particulièrement l’attention, L’Étemel Recyclage : un homme nourrissait une femme qui nourrissait au sein un enfant qui pissait sur de l’herbe que broutait une vache que trayait un fermier qui vendait son lait à l’homme qui nourrissait sa femme. On était censé s’extasier lorsqu’on avait compris.

La salle suivante, « Body Building », ressemblait à un gymnase et présentait toutes les nouvelles méthodes d’aérobic et de musculation. Zeus-Peter Lama s’attira la sympathie des journalistes, photographes, cameramen et reporters en causant un esclandre. Il piqua une colère publique contre ces « marchands du Temple », prenant à parti les moniteurs trop musclés et les monitrices trop maigres, toutes ces chairs usées par la sueur, les hormones et la carotène, tous ces cerveaux essorés par les exercices, qui ne surent répondre que par des sourires mécaniques à ces diatribes enflammées.

Devant la sixième salle, il m’annonça avec solennité :

– Voici ta seule rivale.

Baptisée simplement « Rolanda, the Metamorphic Body », la pièce était consacrée à Rolanda et à ses opérations. Des photos rappelaient comment l’artiste avait évolué au fur et à mesure de ses inspirations. Si elle n’opérait pas elle-même, anesthésie oblige, Rolanda dirigeait les chirurgiens par ses croquis et ses simulations sur ordinateur. Elle avait eu plusieurs périodes : elle avait présenté La Rolanda grecque, La Rolanda inca, La Rolanda mésopotamienne, La Rolanda Quattrocento, La Rolanda symboliste, La Rolanda Marilyn. En train d’être incisée par une équipe médicale dans une salle d’opération placée au milieu de la pièce, elle permettait toujours à ses admirateurs d’assister à ses métamorphoses. Avant de sombrer dans l’inconscience, elle avait annoncé à tout le monde une nouvelle Rolanda, La Rolanda expressionniste.

– La pauvre, murmura Zeus sans compassion aucune, elle s’est tellement déformée qu’avec l’âge elle finira en Rolanda cubiste.

La salle suivante, fermée, portait l’inscription « The Moving Sculpture Adam bis by Zeus-Peter Lama ». Le gardien fonça vers nous et nous dit en tremblant de tous ses membres :

– C’est l’émeute. Il faut vite trouver une solution ou les gens vont enfoncer la porte.

– Allez dire ça à votre directeur, mon bon, suggéra mon Bienfaiteur.

Nous empruntâmes une porte dérobée qui nous fit pénétrer dans le Bureau des Rebuts, l’endroit où l’on remisait certaines pièces de l’exposition et où d’autres venaient, chaque jour, négocier leur entrée. Artistes et commissaires d’exposition s’injuriaient sans retenue.

On venait de retirer de la salle numéro trois « My Body between God and Shit », un vieil habitué des musées, Jesus Jo Junior, un ex-fakir habitué à se crucifier dans toutes les biennales d’art contemporain.

– Mais vous ne saignez pas ! hurlait le commissaire.

– Bien sûr. À force, mon corps s’est habitué aux clous. J’ai cicatrisé autour. J’ai des trous. Comme des encoches. Je ne saigne plus.

– On ne peut décemment pas proposer un Jésus qui ne saigne plus ! Soyez honnête, vous n’auriez jamais fait la carrière que vous avez faite si vous n’aviez saigné à New York, Munich, Sao Paulo et Paris.

– Faut comprendre, disait l’ex-fakir.

– Non, répliquait le commissaire.

Sur un banc, abattus, sans réaction, se morfondaient un tatoué victime d’une crise d’eczéma et une tatouée qui rentrait, cramée, donc illisible, d’un mois de vacances aux Seychelles. Arriva en catastrophe, essoufflé, Meredith Iron, l’homme aux mille trois cents piercings, que, comme d’habitude, les policiers avaient retenu à la douane à cause du détecteur de métaux. Puis surgit le directeur, une grosse enveloppe sous le bras, qui vint confirmer à Zeus-Peter Lama qu’il acceptait ses nouvelles conditions.

On me retira sur-le-champ ma doudoune et je fus catapulté nu dans ma salle où plusieurs centaines de visiteurs, agacés par l’attente, déboulèrent pour m’admirer.

Le soir, dans la limousine, Zeus-Peter Lama me demanda :

– Que dirais-tu si on t’interviewait ?

– Que je suis très heureux d’être une œuvre d’art. Et que je remercie mon créateur.

– Très bien. Et que répondrais-tu si on t’interrogeait sur ta vie d’avant ?

– Quelle vie ? Je suis né entre vos mains.

– Très bien. Arriverais-tu à te rappeler ton ancien prénom ?

– Je m’appelle Adam.

– Très bien. Qu’as-tu à dire aux gens qui t’admirent ?

– Je ne suis que la pensée incarnée de mon créateur, Zeus-Peter Lama, envoyez-lui vos lettres.

– Très bien. Tu me sembles au point. Nous allons peut-être accepter cette émission de télévision.

Le lendemain soir, nous passions en direct sous les projecteurs blancs et chauffants de « Quoi ? Où ? Quand ? », la grande émission vedette de la chaîne Satellite. J’étais nu sur un podium où je tentais de prendre des poses variées tandis que mon Bienfaiteur susurrait au micro du présentateur qu’après moi rien ne serait plus jamais comme avant. Il brodait avec aisance sur son thème favori : « Sans moi, l’humanité ne serait pas ce qu’elle est. »

Soudain une femme jaillit du public et interrompit l’émission.

– N’avez-vous pas honte ? hurla-t-elle en apostrophant Zeus-Peter Lama.

– Madame, qui êtes-vous ? demanda l’animateur.

– Je suis Médéa Memphis, de l’Association pour la dignité humaine, et je suis écœurée en voyant ce que vous avez osé infliger à ce pauvre garçon.

– Si vous n’aimez pas l’art, passez votre chemin, lui criai-je.

– Mon garçon, il vous a défiguré.

– Je l’ai voulu.

– C’est impossible !

– Je vous dis que je l’ai voulu. D’ailleurs, il y a trois sortes d’art : l’art figuratif, l’art non-figuratif et l’art défiguratif. Celui-ci, Zeus-Peter Lama mon créateur l’a inventé avec moi. Il vient de vous l’exposer.

– Comment pouvez-vous supporter d’être traité comme un dessin, une empreinte ?

– Je veux bien être une trace si c’est une trace de génie.

Des voyants rouges s’allumèrent. Le public m’applaudit. Cela n’arrêta pas Médéa Memphis.

– On vous a ravalé au rang de produit.

– La Joconde reçoit sans doute plus de soins que vos enfants n’en ont reçu, madame !

– Je ne vous permets pas !

– Moi non plus ! Je suis très heureux comme ça. Foutez-moi la paix et retournez à vos casseroles.

Zeus-Peter Lama s’interposa entre la femme et moi.

– Mme Médéa Memphis, dont je respecte le travail militant, a raison d’élever le débat et de le mettre à sa vraie place : Adam bis est-il heureux d’être un objet ?

– Oui ! bramai-je.

– Y a-t-il meilleure condition en notre monde que celle d’un objet ? Surtout d’un objet d’art ?

– Non ! bramai-je encore.

– Vous voyez, madame. C’est la philosophie que sous-tend ma création que vous refusez. Une conception du monde.

– Je lutte pour un monde où les enfants sont libres, dit-elle.

– Vous luttez pour un monde où les enfants se suicident, lui lançai-je.

Sur un cri déchirant, la femme s’effondra en larmes sur le plateau. Zeus-Peter Lama et le présentateur s’accroupirent, l’entourèrent de leurs bras, lui manifestant soudain beaucoup de compassion. Puis le présentateur expliqua à la caméra et aux spectateurs que Médéa Memphis était une femme brisée car l’un de ses fils avait mis fin à ses jours quelques années auparavant, qu’il regrettait cet incident, que c’étaient les avantages – non, pardon, les inconvénients – du vrai direct et il envoya une page de pub.

L’émission fit beaucoup parler. Notre altercation fut retransmise par toutes les chaînes. Les journaux commentèrent, des éditorialistes titrèrent : « Qui a raison : Zeus-Peter Lama ou Médéa Memphis ? »

Moi, je ne décolérais pas, je trouvais insupportable d’être remis en question ou même pris à parti dans les journaux. On ne devait pas me discuter mais m’admirer.

– Calme-toi, Adam, disait Zeus-Peter Lama, cette affaire est excellente. Ce qu’il faut, c’est qu’on parle de nous. Ton cas est désormais mondialement célèbre. Il n’y a personne qui ne donne son avis sur toi. La gloire !

Il avait sans doute raison car l’affluence était telle à l’exposition que je dus, moi et moi seul, ajouter des nocturnes. Les gens étaient prêts à se marcher dessus et à se laisser piétiner pour me voir.

Le dernier soir, épuisé après la séance de clôture, incapable de trouver la paix, je quittai ma chambre au milieu de la nuit pour demander des somnifères à mon Bienfaiteur. Sans y prendre garde, j’oubliai de frapper et j’entrai dans sa suite. Il était en train de rire aux éclats avec Médéa Memphis en buvant du champagne. Je me raidis en la voyant. Elle, en revanche, m’ouvrit ses bras.

– Adam, quel plaisir de te revoir, s’écria-t-elle comme si nous n’étions pas des ennemis.

– Prends un verre avec nous, mon garçon !

– Non, je veux un somnifère. Vous vous êtes… réconciliés ?

Ils éclatèrent de rire… Trois bouteilles vides gisaient déjà à leurs pieds. Ils étaient saouls au point de ne plus pouvoir s’arrêter. Zeus se traîna jusqu’à sa valise, prit des pilules, me les glissa dans la main et parvint à dire entre deux hoquets :

– Oui. C’est ça… nous nous sommes réconciliés.

Quant à Médéa Memphis, elle se convulsait tellement d’hilarité sur son fauteuil qu’elle allait sans doute finir par vomir.

Je sentis se former en moi, se préciser, avec une netteté terrible, un soupçon. Je m’arrêtai aussitôt de penser. Par faiblesse, je préférais idéaliser Zeus que le voir tel qu’il était. Je quittai la pièce et avalai mes pilules pour attendre l’avion en toute quiétude, dans l’inconscience.